May 06, 2025

Ce que j’ai appris en voyant mes clients couler

by Bassam Rached

Autopsie financière des échecs dans les maisons de production audiovisuelles.

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Ce que j’ai appris en voyant mes clients couler

Autopsie financière des échecs dans les maisons de production audiovisuelles.

I. L’échec suit un scénario

En accompagnant plusieurs maisons de production audiovisuelles au fil des années, j’ai vu des structures prometteuses tomber. Pas faute de talent. Pas faute d’envie. Pas même faute d’opportunités. Elles sont tombées pour une raison plus froide : l’absence de pilotage économique structuré. Et, surtout, la répétition de certains schémas.

Ce qui revient systématiquement, c’est la répétition des mêmes mécanismes : une absence de pilotage rigoureux, une illusion de croissance portée par des contrats lourds mais fragiles, et une gestion au coup par coup qui finit par coûter cher. Derrière chaque échec se cache une architecture défaillante, plus qu’un incident isolé.

II. Le client “pépère” et le piège de la concentration

Prenons un exemple réel. Une société de production affichait un chiffre d’affaires solide : 8 millions d’euros par an. Mais à l’analyse, 6 de ces 8 millions provenaient d’un seul client. Le lien était ancien, la collaboration fluide. Quand ce client a décidé de tout internaliser, la maison de production a perdu 75 % de ses revenus en un trimestre. L’entreprise n’a pas survécu six mois.

Ce n’est pas un cas isolé. Dans ce secteur, un client fidèle peut devenir une drogue douce. Tant qu’il est là, il assure le flux. On accepte ses conditions, ses délais, ses formats, parce que l’argent tombe. On croit que cette stabilité est une force. En réalité, c’est une vulnérabilité extrême.

La dépendance à un seul ou deux comptes est structurellement risquée. Elle bloque la capacité à refuser, à arbitrer, à diversifier. Surtout, elle donne une illusion de croissance. Mais cette croissance est creuse : elle ne construit ni marges, ni résilience.

III. Monter de gamme sans monter de structure : la ruine par ambition mal cadrée

Un autre cas m’a marqué. Une société de production issue de la pub voulait absolument “passer au cinéma”. C’était perçu comme le graal : reconnaissance, ambition, élévation créative. L’équipe s’est lancée sur un projet de long-métrage, avec de bonnes intentions mais un pilotage approximatif. Aucun vrai plan de financement n’était bouclé, le budget n’était pas étayé, et le tournage a commencé avant que tout soit sécurisé.

Résultat : au premier dépassement, les partenaires ont commencé à s’inquiéter. Puis à se retirer. La société, déjà fragilisée par cette bascule de positionnement, n’a pas résisté.

Changer de ligue sans changer de méthode est fatal. Le cinéma, les séries, ou les formats longs exigent une structuration rigoureuse : scénarisation financière, buffers, gouvernance projet. On ne passe pas d’un spot de 30 secondes à une fiction de 90 minutes par un simple effet de volonté. Il faut un modèle.

IV. Les angles morts du pilotage dans la production

Derrière les échecs, il y a souvent des zones aveugles – pas d’erreurs ponctuelles, mais des absences systémiques.

1. Pas de coût complet par projet.

On connaît le budget de tournage, mais rarement le coût réel complet – incluant le temps interne, la supervision, les frais indirects. Résultat : on croit être rentables alors qu’on ne couvre même pas nos charges.

2. Confondre chiffre d’affaires et trésorerie.

Beaucoup de maisons de production s’appuient sur un chiffre d’affaires affiché, sans mesurer la réalité de leur trésorerie. Les encaissements sont souvent décalés, les délais clients longs, et les paiements partiels fréquents. Résultat : on croit grandir, mais la trésorerie ne suit pas, générant un effet ciseau qui peut devenir fatal.

3. Le désalignement création/gestion.

Les créatifs gèrent le projet. Les financiers suivent “de loin”. Les deux mondes ne se croisent pas. L’analyse de la rentabilité se fait après coup, parfois jamais. Aucune régulation en temps réel.

4. La compensation par les équipes.

Dans beaucoup de studios, les équipes absorbent les écarts : elles font plus, plus vite, plus tard – pour livrer, pour tenir, pour l’image. Cela fonctionne… jusqu’à l’épuisement ou au trou de trésorerie.

V. Des budgets qui ne servent pas à décider mais rassurer

Le budget, dans trop de sociétés de production, est un exercice de façade. Il est rédigé pour rassurer un financeur, structurer une demande de subvention, ou valider un crédit. Mais une fois rédigé, il n’est ni mis à jour, ni suivi.

1. Pas de recalage en cours de projet.

Le budget initial est figé. Pourtant, tout change en production : météo, disponibilité, technique, exigence client. Un vrai budget de production devrait être vivant, recalibré à chaque étape.

2. Aucun scénario.

On travaille sur une version “idéale”. Que se passe-t-il si le client reporte ? Si le coût du studio augmente ? Si un acteur se désiste ? Rien n’est anticipé.

3. Reporting trop lent.

Les chiffres arrivent trop tard. Ou ne sont pas analysés. Ou sont partagés uniquement au dirigeant. Impossible d’arbitrer.

4. Décision à l’instinct.

Dans le doute, on tourne. Ou on prolonge. Ou on embauche. On “fait comme on a toujours fait”. Pas sur la base de données, mais d’habitude.

VI. Ce qui fonctionne : les pratiques des studios qui survivent

Heureusement, certains s’en sortent. J’ai vu des structures de taille modeste éviter l’échec non pas grâce à un projet miracle, mais grâce à des pratiques claires.

1. Deux budgets par projet.

Un premier prévisionnel, pour cadrer. Puis un second, réaliste, validé après tous les éléments concrets (casting, prestataires, planning). On ne démarre qu’avec le second.

2. Suivi de marge en temps réel.

Pas besoin d’un ERP géant. Mais un tableau clair : coût engagé, coût restant, rentabilité estimée. Mis à jour chaque semaine.

3. Binôme créatif/financier.

Un producteur exécutif ou DAF suit chaque projet avec le directeur artistique. Ils arbitrent ensemble. Ils partagent la même info.

4. Indicateurs simples, suivis.

Cash à 30 jours. Marge nette par projet. Capacité de charge. Ces trois-là suffisent à éviter 90 % des mauvaises surprises.

5. Culture de la transparence interne.

Quand un projet dérape, on le dit. On chiffre. On recale. Ce n’est pas un drame. C’est un mode de fonctionnement.

VII. Pourquoi ces bonnes pratiques restent rares

Il ne s’agit pas de compétence. Ni de volonté. Il s’agit de culture.

1. La peur de la froideur des chiffres.

Dans l’univers créatif, parler “marge”, “rentabilité”, “arbitrage”, c’est encore perçu comme tabou. Comme si ça enlevait de la noblesse au métier.

2. Le mythe du producteur-héros.

Celui qui sait tout, porte tout, sauve tout. Ce modèle tue. Car il empêche la construction d’un système qui fonctionne sans super-pouvoir.

3. Le refus du renoncement.

Un projet non rentable mais prestigieux ? On le garde. Un client peu fiable ? On accepte quand même. L’attachement émotionnel bloque les choix rationnels.

4. La dilution des responsabilités.

Dans des structures horizontales, personne n’est en charge du pilotage. Tout le monde décide, donc personne n’arbitre.

VIII. Ce qu’on voit toujours trop tard

Ce n’est jamais une production ratée qui fait tomber une maison. Ce sont toutes les petites décisions non arbitrées. Les écarts non mesurés. Les dépassements tolérés. Les signaux faibles ignorés.

Quand la crise arrive, c’est souvent trop tard. Les signaux étaient là — mais noyés dans l’opérationnel. La lucidité financière n’est pas une qualité accessoire. C’est une compétence stratégique. Et dans l’audiovisuel, c’est une question de survie.

Les maisons de production qui durent ne sont pas celles qui évitent les problèmes. Ce sont celles qui les voient venir, les quantifient, et savent quand dire non.

C’est tout sauf un manque d’ambition. C’est une ambition construite.