Apr 09, 2025

Où s’évapore l’argent ? Anatomie des pertes de marge dans les sociétés de production

by Bassam Rached

Même quand les marges annoncées sur les devis sont « bonnes », les résultats financiers de fin d’année déçoivent. Pas un incident isolé, pas une “erreur de pilotage” : un problème systémique.

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Où s’évapore l’argent ? Anatomie des pertes de marge dans les sociétés de production

Dans la production audiovisuelle, publicité, clips, films corporate, une réalité revient en boucle : les projets s’enchaînent, les clients sont contents, les équipes livrent, mais les comptes ne suivent pas.

Même quand les marges annoncées sur les devis sont « bonnes », les résultats financiers de fin d’année déçoivent. Pas un incident isolé, pas une “erreur de pilotage” : un problème systémique.

Ce qui ronge les résultats dans les sociétés de production, ce n’est pas un poste trop élevé ou une dépense mal contrôlée.

C’est un enchaînement de biais intégrés dans la mécanique de production, nourri par une culture de l’approximation dans la phase budgétaire.

I. Une illusion de rentabilité structurelle

Beaucoup de producteurs visent 25 % de marge brute sur leurs devis. Sur le papier, cela paraît raisonnable.

Mais dans les faits, ce niveau n’est souvent pas suffisant pour garantir la rentabilité réelle d’un projet.

Il faut viser au moins 35 %, surtout dans les structures où les charges fixes sont importantes ou les cycles de production étendus.

Cela permet de couvrir les frais indirects (admin, gestion, outils, locaux…) et d’absorber les bonus versés aux équipes, qui ne sont pas un extra mais une condition de survie dans un secteur où les salaires de base sont notoirement bas.

Même quand la marge affichée est atteinte (ce qui est rare), elle ne permet ni investissement, ni stabilité, ni trésorerie de sécurité.

Et la plupart du temps, ce chiffre reste totalement théorique.

II. Le devis, document commercial avant tout

Le cœur du problème, c’est que le devis initial est rarement conçu comme un document de gestion.

Il sert d’abord à “passer” auprès du client : on annonce un chiffre acceptable, puis on répartit à la volée entre les postes.

Mais sans ventilation fine par département, sans analyse de risques, sans modélisation réelle des temps de production.

Et surtout, beaucoup de devis sont des estimations globales, des "ballparks", plutôt qu’un découpage structuré.

C’est là que les pertes commencent : le client valide un prix, l’équipe part en prod… mais personne ne sait vraiment ce que coûte chaque étape.

III. Les pertes ne viennent pas d’un écart, mais d’une culture

On a tendance à chercher des coupables : un tournage qui a pris un jour de plus, un client qui a demandé dix versions au lieu de deux, une postprod prolongée à cause de validations tardives.

Mais ces événements ne sont pas des anomalies, ce sont des éléments normaux de la vie d’un projet aujourd’hui.

Ce qui est anormal, c’est de ne pas les avoir intégrés dans le modèle de production.

Le vrai problème est ailleurs : les sociétés perdent de l’argent parce qu’elles modélisent mal la réalité de leur propre travail.

Et c’est valable dès le premier jour du projet, bien avant le tournage.

IV. Ce qu’on absorbe sans le facturer : la face cachée des projets

Parmi les postes invisibles qui grèvent les marges :

  • Les journées “compressées” où on entasse 14h de travail dans 10h facturées.
  • Les révisions à répétition, parfois 8 à 10 versions sans changement de devis.
  • Les phases de préparation sous-estimées (casting, écriture, location, technique, échanges clients).
  • Les délais de validation qui explosent sans impact sur le budget.
  • Les ajouts “offerts” pour faire plaisir ou sauver un rendu final (teasers, cut-downs, adaptations réseaux, versions traduites...).

Aucune de ces choses n’est aberrante en soi. Mais quand elles ne sont ni prévues, ni chiffrées, ni post-analysées, elles deviennent létales pour la marge.

V. Ce qui fonctionne vraiment : un système en trois temps

La seule manière de reprendre le contrôle, ce n’est pas de dire “non” au client plus souvent.

Ce n’est pas non plus de couper dans les coûts ou de faire pression sur les techniciens.

C’est d’introduire une étape de plus dans le cycle budgétaire.

Les sociétés les plus lucides adoptent une logique claire en trois temps :

  1. Le devis initial, celui qui est envoyé au client.
  2. Le devis prévisionnel, mis à jour juste avant production, par département, basé sur les vraies hypothèses terrain.
  3. Le devis réel, rempli après le projet, avec les coûts réellement engagés.

Ce système permet une chose essentielle : mesurer les écarts entre ce qu’on pensait faire, ce qu’on a produit, et ce que ça a coûté.

Et c’est là que la magie opère.

Projet après projet, on commence à voir apparaître des patterns :

→ Le client demande toujours plus de retakes que prévu.

→ Le montage est systématiquement sous-estimé.

→ Les délais tuent la marge parce qu’ils bloquent les équipes et génèrent du surcoût.

Ce n’est pas de la finance abstraite. C’est de l’observation appliquée. Et ça change tout.

VI. Pourquoi ce travail est rarement fait ?

D'abord, parce que le stress du delivery pousse tout le monde à se concentrer sur l’essentiel : sortir le film, dans les temps, et avec la qualité attendue.

Ensuite, parce que les producteurs viennent d’abord du terrain créatif, pas d’une culture financière.

Et enfin, parce qu’on fonctionne souvent en mode famille, en confiance, dans une logique d’entraide et de débrouille : la rigueur analytique peut sembler froide ou déplacée dans ce contexte.

Mais le résultat est toujours le même : on navigue à vue. On ne sait pas ce qui a coûté, ni pourquoi. On apprend peu, donc on ne progresse pas.

Et pourtant, ceux qui prennent ce temps de recul s’équipent d’un avantage stratégique massif.

VII. Une dernière vérité inconfortable

Beaucoup de sociétés croient qu’elles “offrent” du service au client.

Mais une journée de production mal chiffrée n’est pas un cadeau, c’est une perte sèche.

Pas seulement pour ce projet, mais pour la viabilité même de la société.

Ce n’est pas en rognant sur la lumière ou en squeezant un assistant réal qu’on va sauver une marge structurellement absente.

Ce n’est pas en disant “ça passera” qu’on construit une boîte durable.

Le vrai levier, c’est la rigueur dans l’analyse budgétaire.

Ce n’est pas sexy. Ce n’est pas créatif. Mais c’est ce qui permet de continuer à produire.